Alors que la guerre d’Algérie faisait rage, Henri-Jean Hugot, préhistorien au Musée du Bardo d’Alger et chercheur au CNRS, se rendit à Dakar pour y rencontrer le professeur Monod. Bien sûr, j’étais enfant et je ne connais pas la teneur de leurs propos mais on peut la deviner. La fin de l’Algérie française se précisant, mon père préparait ses arrières et je suppose qu’une nouvelle immersion en Afrique noire, à la frontière de la Mauritanie, était pour lui une opportunité pour compléter ses recherches sur le néolithique saharien.
En 1938, Théodore Monod avait été le fondateur de l’IFAN, alors « Institut Français d’Afrique Noire ». Il en sera le directeur jusqu’en 1963, lorsqu’il sera élu à l’Académie des Sciences. C’est un peu avant son départ que mon père fut proposé par Théodore Monod en remplacement de Raymond Mauny à l’IFAN de Dakar, qui deviendra sous le président Senghor l’Institut Fondamental d’Afrique Noire, afin de conserver le célèbre acronyme, IFAN.
Mon père s’y installa donc jusqu’en 1969, avec toute notre famille. Rapidement, il se plongea dans l’étude de la préhistoire sénégalaise mais aussi et surtout dans celle du néolithique mauritanien, ce qui ne manqua pas, bien sûr, d’interpeller celui qui avait fait de l’Adrar, son « diocèse », Théodore Monod.
Au sujet de l’Adrar de Mauritanie, le 6ème congrès de Préhistoire et de l’étude du quaternaire, qui s’est tenu à Dakar en décembre 1967, organisa une excursion dans cette région. Les congressistes rencontrèrent sur la piste un nomade et son chameau qui se dirigeaient vers El Beyed, là où se rendaient les congressistes. Il se trouve que ce « nomade » était Théodore Monod lui-même ! Il nous rejoignit le lendemain et j’ai eu la chance de l’écouter lorsqu’il réunit, sur le sable, les plus éminents préhistoriens et géologues internationaux pour nous parler de la préhistoire mauritanienne. Ce fut un grand moment.
J’étais alors inscrit en licence de géographie à l’université de Dakar, avec les professeurs Patrick Michel et Charles Toupet, tous deux éminents géographes, spécialistes de la Mauritanie. Je dois dire que, passionné par ce que m’apprenait ce congrès par les paroles de Théodore Monod, que l’on écoutait religieusement dans cet impressionnant cirque d’El Beyed, au coeur de l’Adrar, mon destin se scella à cet endroit et à ce moment précis puisque je décidai par la suite d’entamer une thèse sur le quaternaire mauritanien.
Plus tard, Théodore me recevra Paris, dans son bureau mansardé de l’’Institut des Pêches d’Outre-mer, rue Cuvier. Il y régnait un désordre (ordonné) indescriptible, vu l’exiguïté des lieux. Il s’en excusa. Nous eûmes une longue conversation sur la façon de commencer une recherche et de la mener à bien. Il me parla de Tichitt, bien sûr, et de son univers paléo-lacustre. Il fut enthousiasmé de ma décision de me joindre à la toute nouvelle mission organisée à Tichitt, dont il souhaitait, de tous ses voeux, la réussite.
Les recherches préliminaires, effectuées dans la région de Tichitt par son collègue et éminent chercheur Raymond Mauny ne pouvaient pas rester sans suite surtout après sa célèbre méharée dans l’ «Empty Quarter» de la Mâjabât-al-Koubra qui mentionnait, sous la forme d’un passionnant récit, la richesse archéologique de cette immense région présentant la particularité, peut-être unique au monde, d’avoir gardé quasi-intactes des structures urbaines d’époque néolithique, une centaine de villages, en bordure d’un plateau s’étendant sur 800 km d’ouest en est, dans son extrémité sud. C’est à la demande de Théodore Monod, avec l’aide mon père, que le jeune chercheur américain Patrick Munson pourra effectuer deux missions à Tichitt, d’où il rapporta de précieux documents. Ce furent les premiers travaux sérieux sur la région.
Par la suite, l’acharnement de mon père auprès du ministère français de la Coopération, la bienveillance des autorités mauritaniennes et l’encouragement sans faille de Théodore Monod permirent de mettre en place dans la région du Hodh, à la fin des années 1960, le chantier de fouilles préhistoriques de Tichitt. C’est ainsi que les premières thèses, que Théodore Monod avait appelées de ses voeux, se concrétisèrent. Une lettre de Théodore Monod à son ami Hugot signale la possibilité de « sujets de thèse à offrir à 50 chercheurs » (cf. document annexé). Le chantier durera jusqu’en 1982 et permit l’étude d’un des anciens villages que mon père baptisa, en l’honneur de son découvreur, « Monodville », ce qui fit bien rire Théodore Monod lors de l’une de nos rencontres. A partir de 1982, la Coopération française jugera inutile de continuer à financer la mission et les fouilles s’arrêtèrent brutalement.
Ma dernière rencontre avec Théodore Monod se fit à l’université de Montpellier 3 où j’enseignais, à l’occasion d’un rendez-vous qu’il avait avec un jeune chercheur, spécialiste de la réhabilitation des parcs nationaux africains. Ce jour-là, il s’agissait du parc de la Pendjari, au Bénin. Je me souviens que ce chercheur avait fait partie de l’équipe Cousteau, qui avait repéré dans la région du banc d’Arguin, en Mauritanie, l’épave de la « Méduse ». Comme toujours, la conversation fut variée et passionnante.
Par la suite, mon père restera constamment en relation épistolaire avec Théodore Monod, avec qui il avait lié, depuis Dakar, une amitié profonde et indéfectible. La dimension spirituelle de ce fils de pasteur, qui fut « le plus grand spécialiste des déserts, sa rigueur morale, son encyclopédisme, ne pouvaient que rapprocher les deux hommes, tous deux humanistes, comme notre siècle nouveau sait de moins en moins en créer, tous deux amoureux des déserts et attachés à leurs populations, dont ils envisageaient, avec la plus profonde tristesse, la proche disparition.
Aujourd’hui, côte à côte dans ce magnifique Musée saharien du Crès, près de Montpellier, ils semblent nous dire : « Croyez à la parole des êtres libres mais croyez aussi à la richesse du silence dans l’immensité désertique ».
Répondant à «l’Appel du désert», une des dernières activités du grand homme fut, en dehors de sa recherche du fameux « cratère » de la météorite, d’accompagner dans ces lieux de silence des groupes restreints, des personnes à la recherche d’une certaine «transcendance», comme échappatoire à ce monde ultra matérialisé. C’est ainsi que, sous la direction de leur ami Jean-Claude Bourgeon, guide saharien et éducateur, Théodore Monod et son ami Henri-Jean Hugot livrèrent une dernière fois, à des néophytes, leur passion commune du désert et de la préhistoire.
Souvenons-nous ce que Théodore Monod aimait à répéter : « Le désert est beau parce qu’il est propre et ne ment pas ».
Georges Hugot, novembre 2020